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saison 1

Les Constellations

J’aimerais te parler de futur
J’aimerais nous parler de futurs
J’aimerais nous voir dans une autre dimension
Loin des regards et des projections
sur nos corps
de l’autorité médicale
j’aimerais te parler de lendemains qui chantent
à tue tête Dalida, Beyonce, Sade, Peaches, Lizzo,
Tami T, Kompromat, Anhoni
j’aimerais qu’on cueille des cerises ensemble et que
tu me voies enfin comme celle que j’ai toujours été
celle qui te regardait avec admiration dans le collège
qui voulait être comme toi et qui en pleurait
des larmes sous les tables pour coller mes chewing-gum
celle qui veillait aux livres pendant que les garçons
usaient la pelouse
et tuaient les coccinelles

J’aurais voulu te parler de Alien et du visage
de Hélène Ripley
De la première fois que j’ai vu cette actrice
avec des cheveux bouclés et bruns
quand on se moquait des miens et qu’on m’appelait
le mouton ou la sale juive
parce que les enfants étaient les boîtes de transmission
de leur parent nazi
Mais nul part il y a une page pour écrire mon histoire
Toujours la fille dans cet entre deux, dans cet
interstice de honte :
celui d’être une femme à qui on a assigné
un genre masculin à la naissance
la juive qu’on voit comme responsable des massacres
d’un état fasciste
une femme qui fait un mètre 85 et 86 kg
la juive qui a eu une éducation évangéliste
une femme sans vulve

la honte de celle qui n’est vraie nul part
tragédie de l’entre deux et de la sans lieux […]
J’aimerais te parler de futur et de tables dressées
et des jus de raisin qu’on verserait sur la terre
pour honorer nos sœurs
qu’elles ne soient jamais oubliées
et que leur nom soit béni comme on bénit des guerrières
et non des dommages collatéraux
pour la survivance des pères
J’aimerais te parler de la neige sous nos pas
qui craquerait tel un biscuit entre tes dents
elles auraient un goût de framboise sur ma langue
et tes lèvres me réchaufferaient la bouche
alors que le vent glacé endormirait nos visages
et qu’il serait temps de rentrer et de rejoindre nos ami.e.s
au coin du feu
se raconter les histoires à écrire encore
dans nos futurités continues
et s’aimer avec de nouvelles modalités

Des fois je m’imagine fantôme numérique
dans un vaisseau à la dérive
porteuse des archives et des cris de mes histoires
pleine de vengeance, une furie digitale qui aimerait juste
pouvoir retrouver le sommeil pour rêver de demain
mais je suis coincée dans la même loop temporel
où on me refuse le droit d’être femme
où on m’écarte de toutes les luttes
pour me laisser seule face à mes vides
qui se multiplient
des successions d’image se répètent
et je me perds dans mes saines dissociations
où je suis avec toi face à l’océan
mon corps flottant contre le tien
pénétrée d’un signal de balise
je deviens tempête et je m’égoutte contre
ton phare qui me perd contre les récifs
en toi, ton eau salée pleine dans ma bouche
noyée de tes mouvements

Dans mon futur mon corps sera
tel que je l’ai voulu
guéri d’une honte guéri des assignations
guéri des abus guéri des projections
que j’ai moi-même entretenu
avec les modèles que j’ai pu
pour survivre
Dans nos futurs nous serons nombreuses
pour que d’autres ne passent pas par là
dans ce placard entrouvert des catalogues de la redoute
[…] j’essuierai avec ma langue le sol tachée
de nos bleus dissimulés sous nos pulls
à manche longue
J’aimerais que mon futur soit effacé
avec la commande sudo apt purge du passé
parce que cette histoire n’a pas été la mienne
j’aimerais que mon futur soit pensé
avec le passé que je n’ai pas eu

Nous sommes des étoiles que ça te plaise ou non
des étoiles de naissance
que ça te plaise ou non
et nous brillerons longtemps que ça te plaise ou non
des étoiles qui sortent de la terre
que nous avons mâché pendant des années
dans le silence des graviers […]
Nous sommes des étoiles
remplies des espérances de demain
pendant qu’ici pourrit les restes de tes récits
que nous n’avons pas écrit
Nous sommes des étoiles
et nous brillerons
pour les futurs ciels d’autres étoiles
nous n’attendrons plus la parole
car nos éclats iront plus vite que ta bouche
Dans le sourire de mes sœurs
je vois des étoiles

Joyce Rivière
le 30/01/20
sur son blog bottomprincess.wordpress.com