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saison 1

Mario

Mario jupe en plaid, plateformes de travestie, harnais Emmaüs. Une bourse étudiante et pas un sou.

Mario intense, comme ses yeux noirs. Plein d’images.

Mario qui aime les pédales punks à la peau claire, et sentir leur odeur sur ses doigts.

Mario sur son vélo, traversant St-Ouen pour venir te chercher, pour les soirées de printemps, pour tes lèvres

pleines du goût de cire et des mots de Mario. Qui s’est échappé de sa tour pour une pauvre fille comme toi. Même pas pédale, ni punk, ni rien. Mario qui remonte la rue à toute berzingue sur son vélo. Qui déboule en froissant ta jupe. Qui te prend derrière lui et sème des pipas mâchées dans le vent. Les odeurs des Puces un parfum doux, ton cul sur sa selle une pêche mouillée.

Mario sourire carnassier et tatouages partout.

Mario deux canines aiguisées, deux pointes tournées vers le pôle.

Mario qui ne mange pas en ville parce que l’odeur de la viande ça shlingue

Mario irrévérent comme un chat. Imagine un peu, toute la vie pour ignorer tes maîtres et se taper leur bouffe. Mario déteste son espèce.

Mario avec son paquet de mouchoirs, essuyant son maquillage avant la préfecture.

je me comprends avec les chats. on vient pas du même monde et pourtant on accepte tout.

Mario devant son miroir qui arrange son rouge à lèvre. Mario qui se perd dans son image, et toi dans la sienne. Mario qui étale son rouge à la main, sa bouche autour de tes doigts.

Mario musique de pédale, douce, comme la couette en fleur sur laquelle tu ris après la baise. Mario Pet Shop Boys, Niagara,Alaska, l’Elton John de son oncle qu’il a redécouvert. Une chanson qui tourne comme un cri, comme Mario

qui te poursuit au supermarché, qui écume les rayons filles, les chaussures compensées, le petit short qu’il te tend en disant, j’ai envie de te voir, tiens ! l’objet du désir comme une braise dans tes mains, comme Mario

dans les toilettes de la Mut à 6h de l’après-midi, avec les filles autour qui s’échauffent. Son bras sur la table, son regard tremblant je ne suis pas, dit-il, sa voix égarée, sa main crispée sur un verre, s’il te plait, je ne suis pas, mordillant son pouce un bout de bois, non, non, tu veux le réconforter et tu te penches

j’aime pas les meufs okay ?

Il n’aime pas les meufs et tu paniques. Alors tu danses avec toutes les filles autour pour oublier qu’il se tire. Pour éviter de subir, Pendant que les champs brûlent, un shot de gentiane, un peu de yaas gurl t’es tro fab’

Mario la pédale dure, le chasseur, le goth, la loutre de gym au corps imprimé. Éros et Chaos, deux lunes qui battent la rue depuis ses mollets. Mario le dur, pédé mais pas

gay, pas mainstream, pas masc. Jamais masc4masc. Pasquand grindr lui fait baisser le regard à chaque rechute. Au milieu des corps saillants, des messages empoisonnés, des morceaux de peau qui glissent sous ses doigts. Un cadre de verre, comme une vitrine. Une clôture en forme de miroir

où mille Blanche-Neiges sacrifient leur féminité, et Mario. Des mecs enfermés dans leur placard, une forteresse, un rempart. Une clôture forcée sur les autres comme une camisole. Comme si la différence entre la pédale et l’homme, c’était le macho.

On a pas le même corps, on est pas comme eux, dit son meilleur ami

en te regardant en coin. Deux vipères qui complotent, comme un sifflement, comme la langue

que Mario plonge dans ta bouche au beau milieu de la rue.

Mario une force vive, un venin de scorpion. Mario trou noir qui avale-tout.

D’après Lauren Berlant, l’optimisme nous bouscule hors de nous-même vers le monde. Pour Mario c’est l’inverse – il le consomme.

Mario spirale. Mario éclate pour recoller ensuite, comme tes pensées, comme un patchwork, comme son pays.

Mario te jette sur le lit en étalant tes vêtements. Ton prince du haut de sa tour, le doux duvet de sa bouche dans ton cou, sa coupe au moine, sa robe enveloppante. Quand tu penses Mario, tu sais que c’est toi qu’on effeuille, et tu te découvres parce que ça, c’est à nous

rien qu’à nous, dit-il en appuyant

entre tes jambes. Et tu le regardes faire avec envie, tu voudrais que ça appartienne à quelqu’un. Tu voudrais te dissoudre dans ses yeux noirs et qu’on te remette dans l’ordre. et ça vaut bien un peu d’amour,

mais ça ne vaut rien

si tu n’es pas là. Mario allongé sur une muraille médiévale dans son crop-top découpé, ses lunettes yeux de chat

Mario en pèlerinage dans le passé, loin dans le Sud. Loin, parce qu’il veut te montrer.

Mario ne vient pas du Midwest, mais il a traversé l’océan. Il fait la cuisine avec un couteau de boucher parce qu’il faut bien se débrouiller. Il coupe une tomate rouge comme le sang, comme la mort, comme un continent que l’on a exterminé.

Mario vient de loin, mais il connaît ton passé. Mario au regard si avide, si ferme quand il entre dans la prison que tu lui tends la main pour te rassurer

on a survécu à ça dit-il, devant des cachots de l’inquisition, incroyable, chuchote-t-il

nous, des dégénérées, et il caresse les barreaux. Les mêmes qui ravageaient les terres outre-Atlantique enfermaient ici sorcières et sodomites, ettu n’aurais jamais cru ses yeux aussi noirs, aussi effrayants, aussi beaux.

Silvia Federici dit que les premières luttes contre la privatisation des champs étaient menées par des femmes. Des veuves, des sans-époux, des servantes, des vieilles filles, et même parfois des hommes déguisés en femmes. Des monstres comme nous, dit Mario. Imagine,

Louis XVI tiré de son lit par une bande de travestis, et tu imagines Mario sur sa barricade. Mario brandissant son talon, son énergie de pédale, et toi sur le côté, hypnotisée. Vous vivez le rêve,

et tu suis

Mario qui t’embrasse dans le train et te prend en photo pour te traduire en images, son langage. Mario qui prend tout, tes habits, tes poses, tes gestes, ton corps. Mario qui t’accroche dans sa bibliothèque, son dictionnaire.

Chaque parcelle de ta peau une nouvelle syllabe. Mario te parle deux canines comme des guillemets, comme deux crochets pour extraire et déplacer,

parce que chaque image se produit dans un cadre, et chaque cadre doit être renversé. Travestissement du sens, de Mario, qui répète

je ne suis pas ça ! je suis quoi moi ? pourquoi ?

parce que les larmes glissent sur tes joues,

déjà, la conversation se loge dans une crise d’angoisse, et les sanglots gâchent la photo. Quelle malédiction.

Le train arrive au matin et le jour reprend

tes souvenirs.

Mario qui te réécrit deux mois après.

Mario fuyant de chez un amant. Mario trainant entre les bars, perdu. Parce qu’où se trouver quand on a pas de chez soi ?

Mario que tu revois anxieux, tremblant, jusqu’au bout des cheveux que tu presses contre tes joues.

Parce que tu reconnais ses petits poils de chat hérissés.

Parce que ça le fait sourire et siffler.

Vous deux sur le lit, cherchant au plafond une gravure invisible. Sa tête contre ta peau qui continue de s’affiner

comme une peau de chagrin.

Julie Collet
à retrouver dans
le recueil Ecrire pour les Sœur